Le mystérieux poète grec
by David Homel, La Presse, 26 November 2000
En Grèce, parait-il, on dit dun homme qui sesquive et qui se cache derrière une multitude dapparences que cest une seiche. Et avec raison. La seiche, on le sait, lorsquelle se sent menacée, lance un nuage dencre noire dans leau. Pendant que lagresseur essaie de voir à travers cet écran, la seiche senfuit prestement. On admire la stratégie de la seiche, bien sûr. Mais on la mange aussi.
Je viens de lire un excellent recueil de poésie écrit par une seiche -- en réalité, par deux seiches: David Solway, qui se présente comme traducteur, et Andréas Karavis, le mystérieux poète grec de lîle de Lipsi, dans les Cyclades. Le nom «Karavis», né en Crête, a été longtemps pêcheur, se servant des heures et des jours passés sur la mer Égée pur composer des vers. Sa casquette de capitaine, son col roulé, sa barbe, cest le Zorba idéal de nos étés sur les îles grecques, accoudé au comptoir de la taverne.
David Solway, Montréalais dorigine, poète et auteur dessais, professeur de lettres, a toujours été héllénophile. Il a vécu en Grèce à plusieurs reprises, il connait bien sa culture, de lAntiquité jusquaux manifestations les plus modernes. Il na pas toujours vécu une histoire damour réussie avec ce pays que, pourtant, il aime. Les Grecs lont accusé de tous les torts à la sortie de The Anatomy of Acadia, le journal de bord dune année passée parmi les Hellènes, où lon voit toutes les faiblesses morales des habitants dun petit village insulaire, et les difficultés dy vivre, surtout avec son épouse, en plein hiver.
Rien que lenthousiasme, par contre, lorsquil a découvert la poésie dAndreas Karavis et, ensuite, lhomme lui-même. Ce fut une révélation pour Solway, et il sest tout de suite mis à traduire loeuvre du poète en anglais. Ses versions anglaises sont très abordables, même si vous doutez de vos capacités, soit en anglais, soit en poésie. Karavis, cest un poète, mais avant tout, cest un pècheur qui travaille à partir dune tradition orale qui naquit avec Homère. Le mariage de deux poètes, Solway -- Juif montréalais, intellectuel, spirituel -- et Karavis -- élégiaque, sensuel, pas dépourvu dironie -- a produit le très beau recueil qui sappelle Saracen Island, ou lîle des Sarrasins, publié chez Véhicule Press de Montréal, chez qui lon trouve quelques bons poètes du Canada anglais.
Dans The Dream Masters, on lit: «Mon ami, si tu réclames du vin, il proviendra de la cuve où lon nole les chiens. Et dans On Naxos (une des îles des Cyclades), un vieux gentleman sapproche du poète, attablé, au Paradise Donuts, où il espère trouver quelques moments de paix. Le vieux, affligé de maladie de Parkinson mais ignorant son infirmité, fait revivre au poète toute lhistoire mythique de cette île. Non, il naura pas ses quelques moments de tranquillité. Personne naura de paix sur cette île si riche en souffrance.
En même temps, Solway a fait publier un livre pour accompagner les poèmes de Karavis (ça sappele un «companion» en anglais), un fourre-tout de correspondance, dinterprétations, de pensées diverses, de bribes diographicques et autobiographiques. Cest là où la personnalité de Solway se fait sentir: grand joueur aimant taquiner la langue comme si elle était une truite, pourfendeur de toute rectitude politique, connaisseur en paysages féminins. Et grand mythomane aussi.
Et nous voilà rendus au mystère. Même avant la sortie du livre, lorsquon ne connaissait Karavis par quelques poèmes publiés dans des revues littéraires au Canada et aux États-Unis, on mettait déjà en cause son identité. Karavis, disait-on, netait nul autre que Solway. Et cela, malgré les photos de Karavis, ses lettres envoyées de lîle de Lipsi, ses paroles citées dans une revue savante au Johns Hopkins University aux États-Unis, malgré la réception tenue en lhonneurdu livre par LAmbassade de Grèce -- normalement, les ambassades se tiennent loin des poètes qui nexistent pas!
Mon opinion de détective littéraire? Je connais bien la poésie de Solway, et je trouve très peu de ressemblances entre lui et Andréas Karavis. Ce projet de traduction date déjà plusieûrs années. Jétais dans la salle au collège Dawson au moment où Solway a lu les premiers poèmes de Karavis. Jai été étonné par leur grâce, leur élégance et leur beauté, exprimées dans une langue très simple. Rien à voir avec les labyrinthes verbaux construits par David Solway. Peu dentre nous oseraient lavouer, mais beaucoup préferent Karavis dans la traduction de Solway à Solway en version originale.
Si David Solway, qui est tout de même un grand joueur, a inventé Karavis, tout comme Athéna est sortie de la tête de Zeus, je voudrais le féliciter doublement, car il a réussi la plus difficile tour qui soit: il sest réinventé de toutes pièces, il est devenu un Autre.
Ce nest pas ça le but de lÉcriture?
|